COSMOGONIE INTIME Yves Peyré-poet

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Yves Peyré est un poète français contemporain, reconnu comme un représentant tres apprécié dans son domaine particulier. Il a été l’éditeur de la revue littéraire l’Ire des Vents. Il a publié maints volumes de poésie, d’essais et de livres d’artiste. Son livre de poésie, Récit d’une simple saison, publié par le Mercure de France en 1995 lui a valu le prix Dada. Il est actuellement Directeur de la Bibliothèque Littéraire Doucet où se trouve une collection incomparable de ressources sur la littérature française moderne, grâce à laquelle il a pu monter plusieurs expositions internationales sur l’art du livre.

YVES PEYRECOSMOGONIE INTIME
An Intimate Cosmogony
La genèse

L’histoire des livres dans lesquels la part écrite et la dimension plastique entrent en dialogue témoigne qu’ils sont très fréquemment le fruit d’un développement qui prend son temps, que la rencontre y est intense, que le passage du rêve à la réalisation ne va en général pas sans complexité.COSMOGONIE INTIME serait un bon exemple de toutes ces caractéristiques à ceci près que, dans ce cas précis, les divers partenaires ont eu en outre à surmonter le handicap de la distance géographique et de la diversité linguistique. Le livre que l’on tient aujourd’hui en mains, que ceux qui en ont été les acteurs contemplent avec une certaine émotion tant il est l’accomplissement d’une histoire, a été nourri par des difficultés que l’on imagine résolues presque avec aisance si l’on se fie à son aspect, c’est-à-dire à son rendu, qui pour le lecteur seul compte en définitive. Cependant ce livre a une histoire et, à plusieurs moments, elle aurait pu tourner court.

Tout a commencé avec un autre livre. C’était en 1990 et Elizabeth Jackson était à Paris pour régler bien des problèmes que posait l’édition américaine du merveilleux ensemble poétique de Michaux, Meidosems, dont elle avait réalisé la traduction. Un ami qu’elle consultait lui suggéra de me rencontrer, dans la mesure où j’avais été très proche de Michaux, lié à lui par l’affection. La rencontre fut chaleureuse et enthousiaste. Liz et moi, nous devînmes instantanément complices. Elle me demanda sur le champ d’écrire un poème qui serait placé en tête du volume, honneur redoutable que je ne crus pas devoir repousser. C’est ainsi que j’ai participé à ce livre étonnant d’invention simple qu’est l’édition américaine de Meidosems. L’éditeur en était Felicia Rice qui se trouvait être la fille d’un couple d’artistes amis de longue date d’Elizabeth Jackson, mais que cette dernière considérait pour elle-même, dans l’autonomie de son génie propre. Le livre me combla. Un peu plus tard, j’ai rencontré Felicia venue à Paris avec Liz. Nous nous sommes tous un peu emballés et avons décidé de réaliser un livre en commun: des poèmes de moi traduits par Elizabeth Jackson et publiés par Felicia Rice à l’enseigne de Moving Parts Press. Il n’y avait plus qu’un peintre à trouver. Nous y penserions. Il serait américain lui aussi et je serais le seul Français de ce livre très transatlantique. Plus exactement, ce livre aurait une touche française, Paris et le parfum de la province, et une autre californienne, ramassant divers points. De fait, nous espérions sans doute établir un Golden Gate mental pour nous rejoindre par-delà l’immensité de l’espace qui nous séparait.

Je choisis pour notre projet cinq longs poèmes qui formaient une suite indiscutable, Liz entreprit de les traduire. En 1997, je me rendis en Californie et les choses s’accélérèrent vraiment. Je passai un moment à Santa Cruz chez Felicia, je me souviens très bien qu’elle mettait la dernière main à un livre qui m’intriguait beaucoup par ses hardiesses et son génie, il s’agissait du Codex espangliensis, l’un des grands livres de la deuxième moitié du vingtième siècle, je voyais poindre la merveille, j’ignorais encore que, une fois achevée, elle m’éblouirait encore plus. Ce long périple dans l’Ouest que je faisais en famille me stimulait, j’aimais beaucoup les paysages, les sites et aussi la gentillesse des hommes. Nous avions prévu une semaine à Ashland dans le bel et sauvage Oregon chez Elizabeth Jackson. Nous revîmes ensemble la traduction, rien n’était plus agréable que cet échange où nous ne nous situions ni tout à fait dans la langue française ni dans la langue anglaise mais dans un entre-deux incroyable et grisant. Plus tard, nous redescendîmes la côte jusqu’à Mendocino où nous nous retrouvâmes tous : Felicia, Liz et moi. Les parents de Felicia habitaient ce lieu chargé de création. Un soir, après un pique-nique sur la plage où nous étions une vingtaine, la mère de Felicia nous reçut, je découvris ses sculptures et pris conscience de l’ampleur du travail de Ray Rice, dans l’instant hospitalisé. Je fus frappé on ne peut plus par la beauté et la spécificité de son apport. L’un de ses films vu l’après-midi m’avait conquis et chez Liz j’avais admiré deux de ses strips, des planches de bois étroites et légères sur lesquelles étaient peintes d’étranges légendes ou des paysages essentiels ; pendues au plafond, elles exprimaient une verticalité, une chute de sens, une cascade d’émotions. Il y en avait chez Miriam et Ray Rice. Ces objets à mes yeux parfaitement sacrés me hantaient. Je résolus d’en acheter un mais je ne dis encore rien. Tout se mêlait dans ma tête : mes poèmes, leur forme et leur matière verbale, l’intensité des Navajos et les constructions de Ray. Quelque chose se passait de troublant, comme une équivalence involontaire et imprévue, une rencontre miraculeuse. Je fis vite part à Felicia de mon intention d’acquérir un strip, vœu aussitôt exaucé (il est chez moi à Paris où je suis chaque jour heureux de le contempler). Le lendemain matin, je lui dis que j’avais bien réfléchi : le seul peintre qui s’imposait était Ray, à condition qu’elle n’ait pas peur de collaborer avec son propre père. Liz et Felicia ne s’attendaient pas à pareille proposition, mais elles en furent enchantées. Dans la vie comme dans la création, il faut obéir aux coups de cœur.

Ray Rice adhéra à ce projet, les notes nombreuses qu’il a prises à la lecture de mes poèmes me touchent beaucoup. Il s’adonna à sa tâche d’accompagnement par l’image avec ferveur, il accomplit un immense travail malgré une santé parfois chancelante. Je n’ai jamais rencontré Ray, ce qui me désole, et lui n’a pas tenu dans ses mains le livre fini, ce qui est d’une injustice criante. Il s’est éteint en 2001 avant la fabrication effective du volume, ayant eu le temps d’achever son strip à rebond qui rythme chaque page du livre, une invention propre autant qu’une citation par l’image, la finesse des couleurs et la décision du trait rivalisant dans cette narration sans autre sujet que le besoin impérieux d’être là dans la compagnie du proche. Je le remercie de ce haut dialogue secret que nous aurons mené sans nous connaître.

Assez vite, Felicia Rice a eu des idées précises de mise en pages. Elle a su honorer l’espace. Le livre qu’elle a inventé est d’une grande beauté, elle y touche à quelque chose de juste au regard des quatre que nous étions. Le livre n’est pas français au mauvais sens du mot (c’est-à-dire exagérément bibliophilique), ce qui me plaît, il est moderne par sa forme et son esprit. Son classicisme est très décalé. L’ampleur relative des poèmes et la relance des marges centrales peintes s’offrent dans le déroulé d’un papier italien d’une blancheur vivante, c’est un peu un tissu, nous sommes à notre humble façon les tisserands collectifs d’une moderne tapisserie de Bayeux. En 1999, à New York, lors d’une rencontre à trois avec Liz, Felicia savait déjà où elle irait, les accidents minimes n’ont pu que renforcer et épurer la ligne mélodieuse qu’elle s’était fixée.

Le travail considérable effectué par chacun s’abolit devant l’évidence du livre, il est simple, il se déroule dans sa rectitude. Il nous déborde tous et tous nous nous y retrouvons. L’amitié aura été un moteur, l’affection, mais il ne faut pas minimiser l’importance pour chacun de ne pas trahir la démesure de l’autre. En ce sens voilà une folie qui est une sagesse. Ce livre se devait d’être. Il est pour ceux qui se sont unis pour le faire advenir une joie et un étonnement devant l’incarnation (j’en avais suivi les diverses étapes au gré des venues d’Elizabeth Jackson à Paris, toutefois son accomplissement est rien moins qu’une surprise). À l’endroit de Ray c’est un hommage, le coloriage au pochoir des quatre-vingt-quatre exemplaires (autres que les douze qu’il avait lui-même peints à la main) n’en étant pas la plus petite part. Un livre de partage et d’abolition des différences : le Ve arrondissement de Paris, Santa Cruz, le Beaujolais, Mendocino, la Drôme, Ashland, tout est repris dans un unique souffle. Un poète français face à trois Américains, une traductrice s’attachant au passage des langues et à la conversion des curiosités, un artiste à l’écoute des légendes et scandant un alphabet de signes, une créatrice de livres comme il n’en existe pas mais comme il faut qu’il y en ait. Tout ceci jouant sur le registre de l’intime et de l’avoué, un banquet de feuilles tournées, un rêve que la réalité n’affaiblit pas. Sur la colline où elle se tient, Moving Part Press assoit l’inattendu dans la force de son urgence.

Yves Peyré
Paris, France
2006


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